Le fablab de Dakar et un anthropologue du CNRS créent un lave-mains collectif sans contact qui permet d’économiser l’eau
Anthropologue au Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST - CNRS, Université Toulouse - Jean Jaurès, EHESS), Yann Philippe Tastevin étudie les processus d’innovation low-tech et les circulations globalisées des technologies. Il collabore depuis plus de cinq ans avec le fablab du centre culturel Kër Thiossane de Dakar. Arrêté net dans ses travaux par l’épidémie de coronavirus en mars 2020, il a réfléchi avec le fablab sénégalais à un système de lave-mains collectif sans contact et économique en eau. Plusieurs prototypes existent aujourd’hui, et l’ambition est de multiplier les machines au Sénégal, dans les pays voisins, et même à plus long terme hors d’Afrique.
Après un master consacré à l’implantation d’un métro de type parisien dans la ville du Caire (Egypte), un DEA sur l’arrivée du bac à ordures à Alexandrie et une thèse sur le rickshaw à moteur (dérivé à trois roues de la Vespa), Yann Philippe Tastevin, chercheur au CNRS, dévoue sa carrière à l’étude de la circulation d’objets innovants dans les pays pauvres, et leur impact sur la vie des habitant.es. Son travail sur le rickshaw et le bouleversement qu’a occasionné la multiplication de ces mini-taxis indiens en Egypte, amène le chercheur à s’intéresser à l’assemblage du véhicule, et de fil en aiguille à la filière de récupération des pièces qui permettent son entretien et sa reconstruction. Depuis sa thèse, l’anthropologue remonte ainsi les filières, industrielles et artisanales, de recyclage des métaux et de réemploi de pièces détachées en tout genre, qui se déploient dans les pays extra-européens. “J’ai été frappé par cette mondialisation ‘par le bas’, discrète et ingénieuse, souligne Yann Philippe Tastevin. C’est pourquoi j’explore encore les flux et rouages d’une casse automobile planétaire en traçant les circulations et la transformation des voitures d’occasion : elles proviennent d’Amérique du Nord, d’Europe ou du Japon, et sont transportées jusqu’en Afrique afin d’être réparées, régénérées puis démantelées pour leurs matériaux”.
Une rencontre décisive
En 2014, l’anthropologue est recruté par le CNRS au Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoire (LISST), et c’est en 2015 qu’une rencontre bouscule sa vie professionnelle. Son chemin croise en effet celui des membres du centre culturel sénégalais Kër Thiossane, et notamment de son fablab Defko Ak Niëp (“faire ensemble” en français). Dans cet écosystème étroitement lié aux artisans locaux, Yann Philippe Tastevin s’enrichit des échanges avec les réparateurs, fondeurs et ferrailleurs qui récupèrent, entre autres choses, les composants de voitures hors d’usage pour créer de nouveaux véhicules. Début 2020, il travaille notamment avec le soudeur métallique et designer autodidacte Bassirou Wade, réputé dans tout Dakar pour sa transformation des Jakarta - motos bon marché en provenance de Chine - en engin hybride à trois roues destiné aux personnes handicapées. “L’épidémie de Covid-19 a mis à l’arrêt mes enquêtes de terrain, raconte l'anthropologue. Alors j’ai tenté de me rendre utile en adressant la problématique de la transmission du virus par les mains, répandue en Afrique où l’accès à l’eau dans l’espace public est difficile”. A force de réflexions, Yann Philippe Tastevin et Bassirou Wade réinventent le Canacla, un lave-main des campagnes individuel en terre cuite, très économe en eau. En combinant câbles de frein, durite d’arrivée d’essence et pédale de moto pour la commande au pied, ils adaptent le système de distribution d’eau du Canacla.
“Faire ensemble”
Résultat : le Defko Ak Niëp, du nom du fablab. Un lave-mains collectif et public sans contact, hors réseau avec un double circuit d’eau et de savon liquide, qui comprend quatre postes, des pédales et n’utilise qu’un filet d’eau. Le prototype permet 2000 lavages de 20 secondes grâce à un réservoir de 200 litres - lavages qui requièrent chacun dix fois moins d’eau qu’avec un robinet à détection infrarouge, un système lui-même déjà trois fois plus économe qu’un robinet classique. Le Defko Ak Niëp est d’abord testé à la mairie d’arrondissement du Grand Dakar, puis passe avec succès un “crash test” sur l’esplanade de la plus grande mosquée de la ville, pour la prière collective du vendredi qui rassemble plus de 20 000 fidèles. “Ce jour-là, il a fallu moins de deux heures pour vider le lave-mains !”, s’exclame Yann Philippe Tastevin. Le prototype est aujourd’hui installé à l’hôpital Aristide Le Dantec de Dakar, et dix modèles à deux postes d’une capacité de 120 litres (1200 lavages consécutifs), ainsi qu’un modèle à un poste pour les familles ont été fabriqués. “Notre prototype s’améliore, et l’objectif est de le commercialiser à destination des écoles, des mairies, des concessions, des mosquées… D’abord en Afrique, puis dans le futur dans d’autres pays du Sud, comme l’Inde par exemple”, conclut Yann Philippe Tastevin. Une declaration d’innovation est d’ailleurs en cours auprès de CNRS innovation.
Fleur Olagnier
Journaliste scientifique